Soprano de la promotion GO 25-26 Tamara Bounazou fait ses études musicales au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon avant de poursuivre son master à Vienne. Elle s'illustre sur de nombreuses scènes comme l'Opéra de Paris, le Théâtre des Champs-Élysées ou encore le Festival de Salzburg. La saison prochaine elle fera ses débuts dans le rôle d'Iphigénie (Iphigénie en Tauride) sur la scène de l'Opéra Comique. Découvrez son parcours, ses projets et ses aspirations.
Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours artistique ?
Je m’appelle Tamara Bounazou et je suis soprano lyrique. J’ai débuté le chant à l’âge de 5 ans au Conservatoire de Montbéliard, ma ville natale. J’y suis restée jusqu’à mes 20 ans où j’ai ensuite intégré le CNSMD de Lyon. Prise, disons-le, d’une légère obsession pour le répertoire Mozartien, j’ai décidé de poursuivre mes études en Master-Opéra à Vienne, à l’Universität für Musik und Darstellende Kunst. Un an après, en 2019, j’interromps mon cursus pour faire mes premiers pas sur scène : j’étais Susanna dans une version française des Noces de Figaro au Théâtre des Champs Elysées. C’est ainsi que j’ai débuté ma carrière musicale ! Puis vint l’honneur de chanter sur d’autres grandes scènes : le Festival de Salzburg, les deux scènes de l’Opéra de Paris, le Wigmore Hall de Londres, les Philharmonies de Hamburg et de Cologne…
Comment avez-vous pris le chemin de l’opéra et de la musique en général ?
La chance de ma vie : mes parents ! Je viens d’un milieu ouvrier, très éloigné de l’opéra et de la musique classique. Sans la volonté absolue de mes parents d’offrir une éducation musicale à mes frères, mes sœurs et moi, je n’aurais jamais rencontré l’opéra et la scène.J’avais 5 ans quand j’ai débuté le chant. Puis est arrivée l’adolescence, j’étais devenue un peu rebelle, et mettais un point d’honneur à ne plus étudier mon solfège. J’ai voulu laisser tomber le conservatoire : j’ai tenu deux mois ! Après avoir repris, la musique ne m’a plus jamais quittée, l’opéra est devenu ma passion et ma vie.
Quel est votre premier souvenir d’opéra ?
Quand j’avais onze ans, je me rendais à la salle Duparc du conservatoire de Montbéliard. La professeure nous projetait une captation de Platée, de Rameau, donné au Palais Garnier. C’était le premier opéra que je voyais de ma vie… il y avait des grenouilles, des dieux, une histoire curieuse, drôle et cruelle. L’envie de devenir chanteuse n’avait pas encore germé dans mon esprit, et pourtant, j’en avais été profondément marquée. Je n’aurais jamais pu imaginer que seize ans plus tard, je ferais mes débuts à l’Opéra de Paris dans une reprise de Platée, avec la même mise en scène de Laurent Pelly, dirigé à nouveau par Marc Minkowski. J’y incarnais un Dieu (L’Amour)… et une grenouille (Clarine) ! Est ce qu’on peut dire que la boucle est bouclée ?
Pouvez-vous revenir sur un moment musical marquant ? un concert, une production en particulier ?
Je pense à deux instants : l’un sur scène, l’autre dans le public, tous deux liés par le même compositeur. En tant que spectatrice, j’ai vécu mon premier choc musical lorsque, lycéenne, j’entendais pour la première fois en concert Le Sacre du Printemps de Stravinsky, au Théâtre du Châtelet. Encore aujourd’hui quand je vais écouter ce chef d’œuvre, je retrouve intacte cette vibration, cet impact si particulier et délicieux. Sur scène, je me souviens d’un instant très singulier. Je chantais Anne Trulove dans The Rake’s Progress du même Igor Stravinsky, dirigée par Barbara Hannigan, ma mentor. Nous arrivions à ce fameux dernier geste d’amour pur, d’une simplicité et d’une tendresse inconditionnelle, qu’Anne offre à Tom : sa berceuse. Plus rien n’existait alors que cette musique, ce moment, Anne, la douleur, la nostalgie et, surtout, l’amour. La berceuse terminée, je me tourne vers l’orchestre, les yeux embués de larmes, pour voir que les leurs l’étaient tout autant. Ce que nous avons partagé ce soir-là, c’est cette magie, cette chose inexplicable de la scène.
Qu'est-ce qui vous plait dans l'opéra ?
J’aime le fait que l’opéra soit un carrefour entre tant de formes artistiques, en particulier le théâtre qui me tient à cœur. Mais ce qui est pour moi la clef qui rend cet art magique, c’est la dichotomie de la temporalité de l’opéra. D’une part, c’est la forme artistique intemporelle par excellence : l’opéra ne vieillit pas. Il est ce miroir tendu, tantôt merveilleux, tantôt douloureux, tantôt brutal, venant du passé, et qui, pourtant, se trouve être un reflet tellement lisible de nos sociétés actuelles.
D’autre part, j’aime cette temporalité interne propre à l’opéra. Lorsqu’un personnage souhaite exprimer une pensée ou un sentiment, la simple parole proférée ne fait pas acte. Il faut laisser au compositeur l‘espace de nous dire en musique ce que les mots ne peuvent pas toujours exprimer, et cela, dans un temps bien plus important qu’il ne le faudrait pour le dire. C’est comme un petit portail, un petit voyage à travers un sentiment ou une émotion.
Quel est selon-vous le rôle d’un artiste lyrique dans notre société actuelle ?
Le rôle d’un artiste lyrique, c’est avant tout de restituer, avec le plus d’acuité musicale possible, les œuvres qui ont traversé les décennies et les siècles. Mais en même temps, notre rôle c’est aussi de capter l’esprit de notre époque, d’interroger le monde, de susciter des émotions et de créer des espaces de réflexion et de beauté. Dans une société où tout va si vite, où nous sommes saturé d’informations, l’artiste lyrique rappelle la puissance du silence, de l’écoute, et de l’instant présent. Il ou elle incarne la mémoire vivante des « capsules temporelles » laissées par les compositeurs et librettiste, et devient ainsi un vecteur de dialogue entre le passé et le présent. À travers leurs voix, les artistes lyriques portent des histoires universelles, questionnent les passions humaines, les injustices, les rêves, les douleurs.
Pouvez-vous nous parler de vos prochains projets ?
Je me prépare actuellement à chanter dans ma toute première création : « Die Letzten Tage der Menschheit » de Philippe Manoury à l’opéra de Cologne. J’ai été sélectionnée par le Festival Verbier pour prendre part à leur Atelier Lyrique cet été, et y chanterai dans plusieurs récitals. A la rentrée, je ferai un double début : mon premier rôle-titre, Iphigénie, dans Iphigénie en Tauride de Gluck, à l’Opéra Comique, dans une mise en scène de Wajdi Mouawad, et dirigé par Louis Langrée. Je ferai également mes début dans le rôle de Donna Clara dans Der Zwerg de Zemlinsky à l’opéra de Lausanne.
Avez-vous un rôle de prédilection ? un rôle que vous rêvez d’interpréter ?
Je ne pense pas avoir un répertoire de prédilection, même si je dois bien avouer que les esthétiques musicales du XXème siècle vibrent d’une manière singulière en moi (Poulenc en particulier). Concernant le rôle que je rêve d’interpréter, cela j’en suis certaine : il s’agit de Salomé, dans l’opéra éponyme de Strauss.
Quelles sont vos dernières découvertes culturelles : un livre, un film, un artiste à nous partager ?
Il y en a tellement : je vais me limiter à trois !
J’ai récemment redécouvert le travail fascinant de Baya, une artiste peintre algérienne dont l’univers m’a énormément touchée. Son œuvre a quelque chose de puissant et regorge de couleurs, de formes organiques, de figures féminines mystérieuses et fières. Ce qui m’a particulièrement frappée, c’est la manière dont elle s’est réapproprié un imaginaire souvent exotisé, en affirmant une identité à la fois personnelle, culturelle et libre. Je crois lire dans ses œuvres une joie apparente, mais aussi une force silencieuse, une résistance subtile, presque magique. C’est une peintre qui invite à ralentir, à contempler, à écouter autrement. Une rencontre artistique qui, sans bruit, déplace quelque chose en moi.
Un jeu vidéo m’a particulièrement marquée : « Gris », développé par Nomada Studio. Bien plus qu’un jeu, c’est une véritable œuvre d’art interactive. Gris raconte l’histoire d’une jeune femme traversant une profonde douleur, symbolisée par un monde en ruines qu’elle explore en silence. Le but du jeu est de retrouver les couleurs perdues… et sa voix. Aucun mot n’est prononcé, mais tout passe par le visuel, la musique et la progression du personnage. Graphiquement, c’est un bijou : chaque tableau semble peint à l’aquarelle, avec une attention incroyable portée aux détails et aux couleurs. L’univers sonore, magnifique, accompagne parfaitement les émotions et les transformations du monde au fil de l’histoire. Ce qui est fascinant, c’est que Gris aborde des thèmes universels : le deuil, la reconstruction de soi, la résilience, le tout de manière subtile et poétique. C’est un bel exemple de la manière dont le jeu vidéo peut, lui aussi, faire partie des arts majeurs, au croisement de la musique, de la peinture, de la narration et de l’émotion.
Enfin, j’ai récemment vu une pièce de théâtre particulièrement intrigante : Catarina et la beauté de tuer des fascistes, de Tiago Rodrigues. Cette œuvre m’a profondément interpellée, autant par sa radicalité que par sa finesse. Elle questionne frontalement la place de l’artiste dans la société, les tabous qui persistent autour de certains sujets politiques, et surtout la responsabilité que nous avons, en tant que créateurs, vis-à-vis du public. Ce qui m’a marquée, c’est la manière dont cette pièce bouscule les frontières entre fiction et réalité, provocation et réflexion. Elle nous force à reconsidérer l’espace que nous laissons au spectateur : est-il simple récepteur ou véritable acteur du sens de l’œuvre ? Jusqu’où peut-on aller pour provoquer une prise de conscience ? Cette expérience m’a fait réfléchir sur notre rôle en tant qu’artistes : sommes-nous là pour apaiser ou déranger ? Pour raconter ou réveiller ? Peut être tout cela à la fois…